“Voilà 1 jeton de 100, 2 jetons de 50, 5 de 10, 15 de 2 et 20 de 1”. Mon 3ème Pim’s framboise dans la main droite, un Orangina dans la main gauche, je regarde mon père préparer le jeu pour tout le monde sur l’increvable table en formica de la grand-mère. Nous sommes au début des années 2000, j’ai une dizaine d’années et comme chaque dimanche je m’apprête à en découdre avec les oncles et tantes dans une partie de poker endiablée… sans enjeu évidemment.
En ces temps très reculés, il y a de nombreuses lunes de cela, internet était balbutiant et Candy Crush n’existait pas encore. Taper le carton restait alors le moyen le plus sûr pour tuer le temps des dimanches après-midi pluvieux. Quand on proposait un poker aux gens, c’était évidemment le poker fermé, le “5-card draw”. A part pour quelques initiés, pour le Français moyen de l’époque c’était le seul et unique format de poker qui pouvait exister.
Au milieu des années 2000, l’essor d’internet offre une opportunité incroyable à certains entrepreneurs de faire du poker un divertissement incontournable partout dans le monde: le poker en ligne débarque, et il modifiera profondément les pratiques du jeu.
Avec une ergonomie souvent discutable mais une interface déjà suffisamment acceptable pour satisfaire les joueurs, les premiers sites de poker en ligne trouveront rapidement leur public. PokerStars et Full Tilt Poker se taillent alors la part du lion.
C’est à partir de 2004-2005 que la folie du poker atteint véritablement la France. Notre Patrick Bruel national nous explique les règles du jeu sur tous les plateaux télés, les documentaires pullulent sur cette nouvelle passion, ses dangers et dérives, et les jeunes stars qui en émergent. Le grand public découvrira notamment Elky, issu du monde du gaming, lunettes de soleil vissées sur le nez et cheveux bleus ou roses selon les jours, dont la surprenante vitesse d’élocution laisse deviner une rapidité d’analyse certaine.
Mais surtout, les Français découvrent à cette époque un nouveau format de poker déjà très populaire outre-atlantique: le Texas Hold’em.
Rien que le nom fleure bon l’Amérique, les chapeaux de cowboys et les liasses de billets verts… tout un programme !
Bien plus haletant que le 5-card draw il faut bien le reconnaître, le Texas Hold’em s’impose très vite au grand public de l’hexagone, au point même de faire disparaître en quelques années seulement de la mémoire collective notre bon vieux poker fermé. Qui s’attendrait aujourd’hui à jouer au poker fermé quand on l’invite à une partie entre amis?
Les années passent, l’ergonomie des sites s’améliore nettement, au point de pouvoir multitabler sur plusieurs dizaines de tables pour certains. On s’équipe de trackers et autres outils en tout genre, c’est la course à l’armement chez les “regs” et joueurs pros.
Les sites font tout pour les attirer d’ailleurs, les programmes de rakeback inimaginables aujourd’hui (souvent plus de 30%, jusqu’à plus de 50% parfois) sont pensés spécialement pour eux, on leur déroule le tapis rouge à tous les niveaux. Il y a tellement de joueurs récréatifs et d’opportunités à saisir que ça ne pose aucun problème pour l’écosystème de la planète poker: un reg trouvera toujours assez de récréatifs prêts à perdre leur argent à n’importe quelle heure et sur n’importe quel format.
Le secteur est encore totalement dérégulé à l’époque: le monde entier joue sur les .com, en $ s’il vous plaît (et on scrute régulièrement le taux de change pour retirer au meilleur moment). Décalage horaire avec les USA oblige, certains attendent même 3-4h du matin pour que les choses sérieuses commencent.
Il y a des tables à profusion, et n’importe qui travaillant un minimum son jeu peut facilement en tirer quelques bénéfices non négligeables.
Un âge d’or qui durera environ de 2005 à 2010.
En 2010, considérant la manne financière que le poker en ligne représente désormais, l’Etat Français et d’autres décident de “réguler” le marché. Comprendre: la fête est finie, ils veulent toucher leur part du gâteau.
C’est donc pour nous “protéger des sites frauduleux et de l’addiction” que notre gouvernement dans toute sa bienveillance créera l’ARJEL, renommée ANJ depuis. Il sera décrété moultes impositions aux opérateurs qui voudront s’engager sur le marché français.
Il sera également décidé que les Français ne pourront jouer qu’entre eux, parce que… je ne sais même pas s’il n’y a jamais eu une autre raison que leur incapacité à organiser la chose autrement d’un point de vue technique…
MAIS, les regs étrangers pourront venir plumer les joueurs Français sur les sites .fr s’ils le veulent. Faut pas exagérer, on ne va quand même pas dire non à un peu d’impôt supplémentaire.
C’est dans ce contexte très sain et parfaitement pensé comme seul l’Etat Français en a le secret, que des protestations de joueurs s’organisent alors. Véritable jacquerie de geeks, de nombreux joueurs Français organiseront pendant plusieurs semaines des actions assez originales pour tenter de faire entendre leur mécontentement. Les “sitting out” notamment resteront dans les mémoires: s’installer sur de nombreuses tables et se mettre en “absent” (sit out) tous en même temps pour bloquer les parties. Il fallait y penser!
Des actions qui n’auront finalement que trop peu d’effets à long terme. Les années 2010 se suivent et se ressemblent dans un marché qui a, on le sent bien, passé son point d’orgue.
Certains regs fuient sur le .com comme ils peuvent, d’autres trouvent malgré tout leur petite place sur le .fr. Les affaires continuent pour tout le monde dans un climat plutôt monotone, le marché français restant relativement dynamique grâce à l’engouement pour le poker qui perdure, ainsi que la publicité massive pour les opérateurs qui parvient à attirer chaque jour de nouveaux joueurs (publicité autorisée depuis la création de l’ARJEL dont l’un des buts officiels est de lutter contre l’addiction… puisqu’on vous dit que tout est logique).
Vers le milieu des années 2010, une évolution que l’on pressentait sans bien la définir devient de plus en plus prégnante: les formats de jeu évoluent, et de plus en plus vite au fil des années.
Les structures des tournois et SNG deviennent toujours plus rapides, les formats laissent toujours plus de place à l’aléatoire. Fini le MTT débuté dans l’après-midi et qui se termine au milieu de la nuit. Maintenant il faut des tournois de 2 ou 3 heures grand maximum, et des SNG de 5 minutes c’est plus que suffisant ma bonne dame !
Exit les programmes de fidélité à forte rentabilité, place aux loot box et autres jeux aléatoires intégrés au jeu lui-même.
Les sites de poker se dévouent désormais entièrement aux récréatifs, les pros et regs ne sont plus leur cible depuis longtemps. Dans un écosystème qui s’est largement rétréci malgré l’ouverture entre plusieurs pays européens, les regs étaient sûrement devenus trop nombreux face à des récréatifs qui perdaient trop vite leur argent.
Aujourd’hui que reste-t-il des ces années poker? D’abord de bons souvenirs, et une sacrée aventure pour tous les acteurs, qui auront largement fait évoluer la pratique du jeu.
Le poker en ligne n’est pas mort, il restera toujours des tables classiques où s’asseoir et des opportunités à saisir dans certains formats.
Mais le jeu en ligne a été largement dénaturé en 20 ans, c’est un fait. Les formats privilégiés sont désormais plus à mi-chemin entre jeu vidéo et casino.
Si les parties de mon enfance n’avaient pas un grand intérêt au niveau du jeu, j’ai compris bien plus tard qu’elles étaient une véritable école de la patience.
Le poker est un formidable jeu de réflexion et de PATIENCE, souhaitons simplement qu’un jour il puisse revenir à ses fondamentaux.
PS: Je n’ai pas du tout évoqué l’évolution de l’intelligence artificielle et son impact sur le poker en ligne. Il s’agit d’un sujet très vaste qui ne débute réellement qu’après la période qui nous intéressait ici, et qui fera sûrement l’objet d’un prochain article un jour.
Bonjour Loïc et Mowgli,
Très intéressant. J’aimerais avoir votre avis sur les casinos en ligne, que je ne pratique pas. Est-ce que tout n’est pas truqyé ? Comment avoir confiance en une roulette électronique en ligne ?
Fred
Bonjour Fred, merci pour ton message.
Tous les jeux de casino sont conçus pour que le joueur soit perdant mathématiquement, sans exception. De ce fait, les casinos en ligne n’ont pas besoin de prendre le risque de truquer les jeux davantage pour en retirer des bénéfices. Ca peut toujours être le cas de quelques casinos un peu trop gourmands, mais sans doute pas pour la très grande majorité.
2 choses à noter:
-les modes “démo” des casinos en ligne peuvent être truqués à l’avantage des joueurs, pour laisser penser que l’espérance de gain est positive.
-certains casinos proposent des parties en vidéo live pour les jeux de table, avec donc une vraie table et un vrai croupier filmés, pour les joueurs qui n’auraient pas confiance dans les parties en ligne.
Loïc